Section 3: Le cinéma
Le cinématographe, inventé en France, évolua au fil des ans pour donner naissance aux longs-métrages muets puis sonores et confirmer sa place de roi des divertissements pour grand public. Le Japon ne fit pas exception et un grand nombre de chefs d'œuvre français distribués dans le pays avant et après la guerre participèrent plus que tout autre genre à faire naître la passion qu'ont de nombreux Japonais pour la France.
La première démonstration du cinématographe au Japon
Le cinématographe, l'un des prototypes du cinéma contemporain, fut développé en 1895 par les frères Lumière. L'homme d'affaires de Kyoto INABATA Katsutaro (1862-1949), qui fréquenta la même école technique lyonnaise que l'aîné des frères, Auguste (1862-1954), découvrit l'appreil lors d'un passage en France en 1896 (L'an 29 de l'ère Meiji) et acquit les droits de représentation pour le Japon. La première démonstration sur l'archipel se fit le 15 février 1897 au théâtre Nanchi Enbujo à Osaka. L'opérateur François-Constant Girel (1873-1952), qui suivit INABATA à son retour, fut le premier à effectuer des prises de vue au Japon. Ses prises furent compilées au sein de la collection de films « Le Japon de Meiji » de la société Lumière. INABATA céda par la suite les droits d'exploitation à YOKOTA Einosuke (1872-1943), futur président du studio de cinéma Nihon Katsudo Shashin (aujourd'hui Nikkatsu Corporation).
Katsudō shashin zasshi henshūkyoku, Wagahai wa firumu de aru, Katsudō shashin zasshisha, 1917 [364-140]
Cet ouvrage, qui emprunte le style au roman Je suis un chat (Wagahai wa Neko de aru) de NATSUME Soseki (1867-1916), raconte le principe et l'histoire des appareils de cinématographie et de la pellicule du point de vue de cette dernière, comme si elle était vivante. Il passe également en revue les acteurs célèbres et les sociétés de productions et studios de cinéma étrangers et locaux.
L'époque des films muets
L'industrie du cinéma française prospéra grâce aux sociétés de production Pathé et Gaumont et, au Japon, les films burlesques de Max Linder (1883-1925) et la série de films d'action policiers Zigomar rencontrèrent un grand succès. En particulier, cette dernière donna naissance aux nombreuses adaptations locales, telles que Nihon Jigoma (le « Zigomar du Japon »). L'influence des Zigomar s'étendit jusque dans la réalité, avec l'apparition d'incidents imitant les techniques criminelles des films qui aboutirent finalement à l'interdiction de leur diffusion.
SUZUKI Motoyoshi (Tr.), Jigoma, Tomoe shoten[et al], 1912 [特100-411]
Une des nombreuses adaptations en roman de la série Zigomar.
Dans la France des années 1920, les mouvements dadaïste et surréaliste qui existaient dans la littérature et les beaux-arts gagnèrent le 7ème art pour donner le jour à la vogue du cinéma d'avant-garde. Comme œuvres représentatives du mouvement, citons Un Chien andalou et L'Âge d'or du géant du surréalisme Luis Buñuel (1900-1983). Le cinéma d'avant-garde fut introduit au Japon par divers critiques, dont notamment UCHIDA Kisao (1901-1945).
UCHIDA Kisao, Ōbei eigaron, Shorin juntendō, 1935 [778.23-U822o]
UCHIDA Kisao devint membre de la rédaction de la revue sur le cinéma Kinema Junpō [Z11-158] alors qu'il était étudiant en Première école supérieure (Daiichi Kōtō Gakkō), puis y occupa le poste de critique. Il est connu pour avoir fait l'éloge d'OZU Yasujiro (1903-1963) dès ses premières œuvres. Il quitta le Japon de 1929 à 1932 pour faire le tour de Paris et New York. À Paris, il découvrit un grand nombre de films d'avant-garde récents, dont L'Étoile de mer de Man Ray (1890-1976). Le fruit de cette expérience est détaillé dans la partie 1 du présent ouvrage, intitulé « Les Films d'avant-garde ».
L'époque des films parlants
Le cinéma entra dans l'ère du parlant. Le premier film parlant visible au Japon fut Sous les toits de Paris du réalisateur René Clair (1898-1981), distribué en 1931. Pour l'anecdote, le chercheur en littérature française et professeur à l'université Waseda YAMANOUCHI Yoshio (1894-1973) aurait raconté lors de l'un de ses cours l'émotion qu'il ressentit en entendant des actrice du film réciter son texte.
Eiga to engei, 8 (6), 1931.6, Asahi shimbunsha [雑35-66]
Un article d'une revue spécialisée à la sortie de Sous les toits de Paris.
Les films parlants ajoutèrent une nouvelle dimension de taille à l'expression cinématographique grâce aux nuances apportées par le texte joué et les dialogues entre acteurs. En France, où la littérature et le théâtre ont une longue histoire, cela signifia renforcer les éléments issus de ces deux arts dans le cinéma. Ainsi, les œuvres enrichies d'observations perspicaces sur les subtilités de la vie et sur la nature humaine, de même que leurs techniques de représentation, sont regroupées sous le terme de « réalisme poétique ». Le cinéma français connut son âge d'or dans les années 1930 grâce notamment aux travaux des quatre grands réalisateurs représentant ce courant : René Clair, Jean Renoir (1894-1979), Julien Duvivier (1896-1967) et Jacques Feyder (1885-1948).
Au Japon, également, leurs œuvres furent bien reçues par le public, à commencer par les intellectuels et ceux travaillant dans le secteur. Par exemple, de 1931 à 1939, le classement des critiques de la revue Kinema Junpō [Z11-158] plaça chaque année le cinéma français (et plus précisément les films de Clair, Feyder et Duvivier) à la première ou la deuxième place (deuxième en 31 et 33, première les autres années).
Par ailleurs, les chansons incluses dans le film Sous les toits de Paris, mentionné précédemment, constituèrent le point de départ de la vogue des chansons françaises au Japon. Du même réalisateur, le film Quatorze juillet fut intitulé Pari-sai (lit. « La fête de Paris ») à sa sortie japonaise en 1933. L'influence qu'eut ce titre fit que, même à présent, on entend la fête nationale française appelée « Fête de Paris » au Japon. Clair, qui se rendit à l'Exposition universelle d'Osaka bien des années plus tard, fut dit-on très surpris d'apprendre de KAWAKITA Nagamasa (1903-1981), de la société de distribution Toho-Towa, l'origine de cette expression. À propos du même film, le romancier IKENAMI Shotaro (1923-1990), originaire des quartiers populaires de Tokyo, écrivit dans un essai qu'à la vue de l'oeuvre lors de son enfance, il avait ressenti une familiarité très forte dans la représentation des sentiments humains dans les quartiers populaires de Paris.
Si la première moitié des années 1930 vit briller René Clair, on peut dire que la deuxième moitié fut l'époque de Feyder et Duvivier. Le pessimisme et le nihilisme qui entourent leurs œuvres ont probablement su toucher le cœur du public nippon qui partageait alors la même situation que la France : récession suite à la Grande dépression de 1929, montée en force du fascisme et angoisse face à la guerre.
Marie Bell (1900-1985) (Kinema shūhō (233), 1935.3 [Z11-1848] )
L'actrice qui joua deux rôles, la maîtresse du personnage principal et la serveuse de bar, dans le film Le Grand jeu de Jacques Feyder. Plus tard, elle séduisit les Japonais avec son rôle de veuve distinguée dans Un carnet de Bal de Julien Duvivier, sorti au Japon en 1938. Les autres acteurs populaires de l'époque comprenaient Annabella (1907-1996), charmante tout en restant proche du peuple, l'acteur romantique beau Charles Boyer (1899-1978) et la légende du cinéma d'avant et d'après-guerre, Jean Gabin (1904-1976).
L'influence du cinéma français sur le cinéma japonais de l'époque ne s'étendait pas qu'aux cinéastes alors en exercice, elle eut également un poids considérable sur les jeunes amateurs de cinéma qui devinrent les acteurs majeurs de l'industrie après la guerre. On peut dire que ce fut une époque durant laquelle, grâce au cinéma, la passion et la sympathie éprouvées pour la France étaient à leur summum.
Le cinéma français d'après-guerre
L'industrie du cinéma retrouva la prospérité une fois la Deuxième Guerre mondiale finie. Le cinéma français, de son côté, continuait à être largement distribué au Japon avec non seulement les œuvres récentes, mais également celles précedant la guerre qui furent alors interdites à la distribution. Il continua de la sorte, avec les œuvres américaines et italiennes, à soutenir la popularité du cinéma occidental.
Des films tournés avant ou pendant la guerre distribués pour la première fois après celle-ci, notons en particulier : La Fin du jour, de Julien Duvivier, sorti en 1948, puis, l'année suivante, La Grande illusion (ou tout du moins la version éditée par les autorités militaires lors de la guerre) de Jean Renoir, l'unique grand réalisateur dont les œuvres restaient alors quasiment inconnues, à l'exception des Bas-fonds, et finalement, en 1952, Les enfants du Paradis, chef d'œuvre de Marcel Carné (1906-1996), cinéaste de la génération qui suivit les quatre grands réalisateurs.
La distribution des films tournés après la guerre était aussi active et l'on découvrit des œuvres diverses et variées, telles que La Belle et la bête du poète et cinéaste Jean Cocteau (1889-1963), Les Maudits et Jeux interdits de René Clément (1913-1996), Manon et Le Salaire de la peur d'Henri-Georges Clouzot (1907-1977).
Les enfants du Paradis (IIJIMA Tadashi, Kon'nichi no Furansu eiga, Hakusuisha, 1952 [778.25-I193k] )
Le chef d'œuvre de plus de 3 heures du cinéma réaliste poétique, tourné par le réalisateur Marcel Carné. La réussite du tournage en dépit des conditions défavorables dues à l'occupation allemande démontra l'esprit de résistance français et les ressources du cinéma de l'Hexagone, et le film fut reçu avec émotion et de bonnes critiques au Japon. Il fut élu « meilleur film français de tous les temps » en France en 1979 et « meilleur film étranger distribué au Japon de tous les temps » dans le numéro de fin décembre 1980 de la revue Kinema Junpō.
La nouvelle vague et ce qui suivit
La « nouvelle vague », qui allait à l'encontre du réalisme poétique jusqu'alors prédominant dans le cinéma, apparut dans la deuxième moitié des années 1950. Son approche consistant à soulever et poser des problèmes tant dans sa théorie que dans les œuvres elles-mêmes trouva écho dans le monde entier, Japon inclus. En particulier, la méthode de mise en scène improvisée sur le tournage d'À bout de souffle, de Jean-Luc Godard (1930- ), réalisateur emblématique du courant, inspira fortement les réalisateurs japonais de l'époque. Au Japon, les films controversés se succéderont à partir de 1960, dans un courant nommé « Nouvelle vague Shochiku », avec les jeunes cinéastes OSHIMA Nagisa (1932-2013), YOSHIDA Yoshishige (1933- ) ou encore SHINODA Masahiro (1931- ). Ils n'auront pas d'influence réciproque directe avec le courant français mais participeront de leur côté au mouvement de recherche d'un nouveau cinéma observé dans le monde entier durant les années 1950 et 1960.
Les stars du cinéma français d'après-guerre étaient nombreuses : Gérard Philipe (1922-1959), Brigitte Bardot (1934- ), Catherine Deneuve (1943- ) et bien d'autres. Parmi celles-ci, c'est Alain Delon (1935- ) qui jouit de la plus grande notoriété au Japon. Ses fans s'enflammèrent lors de sa première visite en avril 1963 pour le 3ème Festival du film français. Même à présent, sa popularité reste forte, comme en témoigne l'organisation de la « Rétrospective Alain Delon pour son 75ème anniversaire » à Tokyo et Kyoto en 2010.
Après la retombée de la nouvelle vague, le cinéma français connut une période de stagnation. Au Japon, comme ailleurs, le cinéma américain s'imposa et fit de l'ombre à la France, au point que le Festival du film français, qui avait invité des acteurs comme Alain Delon au Japon, disparut. Ce n'est que dans les années 1980 que sa popularité retrouva peu à peu de sa vivacité avec de jeunes réalisateurs tels que Jean-Jacques Beineix (1946- ), Luc Besson (1959- ) et Leos Carax (1960- ) et la diffusion de plusieurs œuvres d'autres cinéastes qui firent parler d'elles. Le Festival du film français, quant à lui, fut ressuscité en 1993 et continue toujours à présent à être organisé tous les ans.